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  • LES TERRAINS SCULPTURAUX DE JADE TANG

     Texte de Claire Kueny, 2016

     

    Des claquettes de cristal qui se brisent au cours d’une danse ; une bougie démesurée suspendue au plafond qui se consume à l’envers ; de la cendre compactée pour former des parpaings et des briques ; un sol de verre qui donne au spectateur l’impression qu’il marche sur une fenêtre ; des stores cuivrés et réfléchissants placés non pas devant des vitres mais au centre de l’espace d’exposition, sont certaines des œuvres réalisées par Jade Tang. Bâtir ou détruire ! Dans tous les cas renverser ; passer de l’horizontale à la verticale ou inversement ; métamorphoser les matières et transformer leurs usages pour engager d’autres rapports au corps et à l’espace. Ces traits, communs à l’ensemble de ses œuvres, placent d’emblée sa démarche dans le champ de la sculpture, d’une « sculpture inorganique »1 qui tient de la sculpture comme de l’architecture. L’espace du chantier, espace de transition entre la sculpture et l’architecture, entre le temps de la dé(con)struction et celui de la (re)construction ; lieu du bouleversement des rapports à l’espace, aux matières, aux objets, est ainsi devenu aujourd’hui le cœur de son travail. Avec Perspective résidentielle, projet en cours qui dépasse le cadre de la sculpture par sa temporalité (processuelle) et sa nature (une recherche qui passe par un travail de terrain, d’édition, par la création de laboratoires, etc.), Jade Tang observe, en visitant des chantiers privés, l’occupation de ces espaces en travaux et la transformation des matières et de leurs usages au cours du chantier. Essentiellement concentrées autour de Pantin, où l’artiste vit et travaille, ces visites donnent naissance à des séries d’entretiens ; à des photographies – documentaires pour une majorité d’entre elles – ; à des captations vidéo et à des relevés sur bâche ; à des expositions et à des ateliers collaboratifs. Elles sont toujours un prétexte aux rencontres qui lui permettent de déborder du monde de l’art et d’être au plus près des réalités quotidiennes.

    Plus ou moins consciemment, les rencontres et images que l’artiste en retient nourrissent ses réalisations plastiques, qui trouvent aujourd’hui une ligne directrice commune grâce à ce projet central : l’architecture. Si les premières œuvres de l’artiste étaient essentiellement liées à la dimension mémorielle de la sculpture, elles sont aujourd’hui davantage tournées vers ses dimensions spatiales. Ainsi, on constate dans son travail un basculement de préoccupations métaphysiques voire cosmiques – si l’on pense par exemple à Objet céleste (2014), édition de « sculptures de poche » faites à partir d’enveloppes en kraft peintes de noir à l’intérieur et percées d’infimes trous qui permettent au spectateur qui regarde à travers elles d’observer un ciel étoilé – vers des préoccupations plus sociales, qui interrogent l’habitat ou l’ « habiter » et l’occupation d’un lieu.

    La concentration actuelle de la démarche de Jade Tang autour de l’espace habité et de l’architecture est également la marque d’un détachement de son intérêt pour le temps, celui de l’entropie, de l’effacement et de la disparition dont témoignait de manière exemplaire Réminiscence (2012), sculpture blanche se consumant lentement en formant une flaque noire au sol. L’artiste ne cesse d’expérimenter, à partir de gestes simples, les propriétés des matières qu’elles soient manufacturées (comme le papier, les plastiques, la paraffine, le verre,…) ou organiques (comme la cendre, le bois ou la pierre). Son travail s’inscrit ainsi dans le double héritage des sculptures du Minimal Art et post-minimalistes par l’exploration de l’espace et de formes simples et géométriques pour le premier (dalles, bandes, briques, cylindres), et par la mise à nu des gestes et des matérialités pour le second. Des œuvres comme Strolling (2012) ou Et Construire (2013) évoquent, par l’alignement rigoureux de formes géométriques et sérielles de factures a priori neutre et industrielle, le travail de Carl Andre ou de Robert Morris-minimaliste. Tandis qu’une œuvre comme Catalyst n° 4 (2012), sculpture réunissant six piles de cent cartons noirs pelliculés aux formats cartes postales sur lesquelles ont été déposés des morceaux de charbons incandescents dessinant sur chaque bloc de papier des formes organiques plus ou moins profondes, rappelle davantage le travail de Richard Serra des années 1970 ou celui de Robert Morris de l’Antiforme. Dans tous les cas, la main de l’artiste, ses gestes infimes et précis s’effacent au profit d’une expressivité ou d’une neutralité qui émanent des matières mêmes.

    Mais Jade Tang semble privilégier aujourd’hui les propriétés spatiales des matériaux et leur capacité à désorienter, physiquement ou mentalement le spectateur, à leur nature processuelle et évolutive. La récurrence des matières traversantes et réflechissantes comme le verre, le cristal, le film plastique, la lumière, le film sans tain, qui jouent sur la transparence et l’opacité de l’œuvre, en témoignent. Blinds (2016), dont le titre est simplement une traduction anglaise du mot « store », dit exactement l’aveuglement et la traversée du regard que produit cette sculpture labyrinthique faite de stores réalisés à partir de lamelles de film sans tain cuivré disposés au centre de l’espace d’exposition. Avec les récentes bâches intitulées sobrement Relevé des structures (2016), sur lesquelles l’artiste a dessiné, par décalque, des éléments architecturaux extraits de leurs contextes, la transparence agit comme révélatrice d’espaces, réels ou imaginaires et accompagne d’une autre manière encore, sa recherche sur l’espace et l’interrogation du regard et de la position du spectateur qu’elle suscite à travers l’ensemble de son travail.

    Même à travers les matières, c’est donc l’espace, présent en filigrane dans une majorité de ses œuvres comme l’indiquent leurs titres qui portent les noms « territoires », « lieu », « périphérie », « céleste », « résidentiel », « foyer », ou « balade » [strolling], que l’artiste explore. Elle s’intéresse essentiellement à l’espace réel, physique de la sculpture et du lieu d’exposition et à leurs vides, mais peut aussi le matérialiser sous la forme de figures, comme dans la série Périphérie (2014). Réalisée à partir d’encre de chine diluée sur des plaques hermétiques, cette série de dessins, obtenue en plaçant sur la plaque un ou plusieurs rectangles de papier qui empêchent l’encre de se propager à l’endroit où ils sont disposés, fait apparaître autant de rectangles blancs, d’espaces vierges, qui représentent la trace, le lieu de la présence absente de l’objet ; un vide ou une ouverture. Un lieu du déploiement possible de l’imaginaire. La récente exposition de Jade Tang qui prenait pour titre Un lieu privilégié (2015), réalisée à l’issue d’une résidence à Meisenthal, a permis de synthétiser l’importance du lieu et de l’espace dans sa démarche et de révéler que, quels que soient les médiums qu’elle utilise – vidéographiques, graphiques et dispositifs compris – son travail appartient au champ de la sculpture. Les œuvres présentées, comme le plan géométrique tracé au sol de l’espace d’exposition ; le mobilier en équilibre précaire qui servait de support de projection à des images d’escalade que le spectateur ne pouvait voir qu’en s’accroupissant ; la bande de poudre de grès rose appliquée à l’angle de la salle puis retirée pour faire apparaître, au cours d’une performance, un paysage montagneux dont les résidus occupaient le sol ; ou la vidéo filmant le bas de deux corps cherchant l’équilibre sur une bascule ; traduisent toutes des préoccupations sculpturales sur les déplacements et positionnements – des objets et des spectateurs – dans l’espace. L’œuvre tout entière de Jade Tang consiste dès lors à faire de ses sculptures des lieux : des lieux privilégiés à traverser, à investir, à imaginer, dans lesquels trouver un équilibre pour appréhender autrement les espaces qui nous environnent. Mais à la différence des œuvres contemporaines qui donnent à expérimenter les rapports aux lieux et se développent à la périphérie de la sculpture et de l’architecture, comme celles d’Oscar Tuazon, de Raphaël Zarka ou de Lara Almarcegui, son travail, pourtant proche de leur esthétique, s’en distingue par ses formats, plus maniables, plus intimes, loin de la monumentalité de ces derniers. Aussi, reste-t-on toujours avec Jade Tang dans une proximité avec l’espace domestique, personnel ou familial, plutôt qu’avec l’espace urbain public. Et s’il lui arrive de prendre en compte l’espace extérieur, comme lorsqu’il inclut le paysage, celui-ci apparaît comme s’il était vu depuis une fenêtre, une faille, une brèche ; à distance. Toujours depuis un espace intérieur. Pour ce faire, l’artiste modifie les échelles et les points de vue. Vues d’en haut, les Périphéries pourraient s’apparenter à des cartes géologiques tandis que, placées à la verticale comme dans leur extension sculpturale en paraffine, elles ressemblent davantage à des façades architecturales ou à des écrans, transparents et opaques. Ces renversements, spatiaux et matériels, engagent invariablement Jade Tang sur de nouveaux terrains sculpturaux qui, toujours, accordent une place centrale aux spectateurs, invités à déambuler, lever les yeux, tourner la tête et à chercher les ouvertures pour voir (à) l’envers et au-delà ; pour ne jamais se cogner à la sculpture.

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    1 Nous empruntons à Gilles Tiberghien l’expression « sculptures inorganiques », qu’il développe dans son ouvrage sur le Land Art [1993], Paris, Dominique Carré Éditeur, 2012, p. 77-95, et qu’il doit lui-même à Hegel. Nous en retenons l’idée d’une sculpture qui emprunte la simplicité de ses formes et de ses volumes à l’architecture ; à une architecture dénuée de ses fonctions qui n’est donc plus qu’une forme symbolique.  

     

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    JADE TANG ; SCULPTER LES MUTATIONS

    Texte de Sophie Lapalu, 2016

     

    Le travail de Jade Tang s’est longtemps attaché à la transformation de la matière et à l’exploration des qualités plastiques de celle-ci. De la performance à l’installation en passant par la vidéo, elle a joué des changements d’étapes d’un même matériau comme de son renouvellement : elle a brisé du cristal (des claquettes se désintégraient au fur et à mesure de la danse, Chance Encounter or Struggle, 2011), calciné de la paraffine (Réminiscence est une imposante bougie suspendue à l’envers dont la mèche dévore la sculpture de l’intérieur, 2012), constitué des briques avec de la cendre de bois et de l’eau (Et construire, 2013). Aujourd’hui, son œuvre fait plus amplement place au travail de l’homme dans ce processus de mutation. Figure de peu (2015) est par exemple une série de photographies qui explorent les propriétés sculpturales d’une feuille de papier. Projetées sur une nouvelle page vierge, celle-ci est manipulée sous son image projetée. Dans cette performance-vidéo, le travail des mains qui dirigent la feuille participe pleinement de la modification observée. 

    Perspectives résidentielles, le dernier projet de l’artiste, amplifie ces deux aspects ; Jade Tang étudie les transformations formelles opérées par des travaux de gros œuvre dans l’espace intime de la maison, mais également les changements d’usages liés à cette modification. Entre Paris, Dijon et Lyon, les chantiers deviennent ses terrains de recherche éphémère, lui offrant l’opportunité d’observer les espaces et les usages. Sur place, elle réalise une série de documents photographiques focalisés en grande partie sur les utilisations provisoires d’éléments dont la valeur d’usage est détournée, comme cet échafaudage devenu coiffeuse. Ces images sont la base d’une recherche en cours, amenée à se développer sous de multiples médiums. Ainsi a-t-elle relevé sur de la bâche, au feutre noir et rouge, les structures en mutation. Pliée, les dessins se mêlent et en créent de nouveaux (Relevés de structures, 2016). L’artiste dessine ainsi le portrait en creux de l’individu qui vit dans cet espace, découvrant son quotidien et ses habitudes à travers les formes qu’il crée dans une situation provisoire. 

    Texte écrit à l’occasion de l’aide à la création de la DRAC île de France, 2016

     

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    OBJETS INANIMÉS, AVEZ-VOUS DONC UN ÂME ?

    Texte de Ludmilla Renardet, 2016

     

    Jade Tang a le goût de l’expérimentation. Chacun de ses projets est une narration plastique. Son travail consiste à interroger sans cesse la matière, à observer ses métamorphoses dans le temps, dans l’espace et sous l’action conjointe des éléments et du geste.

    Analysant les empreintes laissées dans l’espace par les objets, elle essaie les multiples façons de vivre un lieu. D’une enveloppe étoilée qui invite à une rêverie modeste, à une Balade sur une vitre de verre dont les reflets envoûtent et qui renouvelle la perception de soi dans l’espace, elle révèle aussi des intentions plus abruptes, où la matière est poussée dans ses retranchements : la cendre est moulée en briques ; l’outil qui façonne se retrouve lui-même façonné par le verre en fusion.

    L’artiste sonde la transparence du verre, sa fragilité, rendue tangible par la précaution instinctive du geste humain, mais aussi sa violence lorsqu’il éclate. Du solide au liquide, du blanc au noir, du vertical à l’horizontal, de la vacuité à la plénitude, du mobile au figé, elle utilise les perspectives inversées comme autant de façons d’appréhender les rapports de force entre les énergies.

    La diversité des matériaux est son alliée : qu’elle recoure au plus intraitable, le verre, au plus souple, le papier, ou au plus imprévisible, la cendre, la matière est vécue comme une expérience, de laquelle ne sont pas absents les doutes et les tentatives infécondes.

    Son champ d’investigation est vaste. L’observation des matériaux prenant forme, se rétractant, se déconstruisant, se métamorphosant sous l’action des éléments, enrichit un catalogue d’expériences voué à nourrir un projet d’envergure original, Perspective résidentielle, dont le nom même contient l’idée de territoires à explorer et invite au renouveau. En examinant des lieux de vie dans leur phase de transition architecturale, l’artiste s’immisce dans des intimités plastiques. Invité à suivre des aménagements pragmatiques, son regard s’emploie à en déceler le potentiel artistique.

    D’une démarche quasi scientifique, elle s’ingénie à révéler ce qui existe, à dévoiler l’abstraction de la matière.